jeudi 30 septembre 2021

La charge des hippocampes

Carnet de coloriage (inutilisé)

Nous sommes demain et la maladie est toujours là et pourtant je vais quitter l’hôpital. Mon trou dans le cœur ne sera pas bouché aujourd’hui. Ni demain.
Mais fin novembre. 
Par les hippocampes. 
C’est eux qui vont agir, avec leur danse gracieuse ils vont entrer dans mon cœur et aller boucher ce fichu trou. 

Le joueur d’orgue me l’a dit hier soir, tard. Il est venu dans ma chambre encore revêtu de sa tenue de salle, me dire que j’étais « une excellente candidate » pour une opération par cathéter. Que je ne passais pas au bloc demain matin . Que je pouvais sortir le jour suivant et que je reviendrais fin novembre pour la charge des hippocampes, et que je ne resterai que trois jours.

Rebondissement. Bouleversement émotionnel. Désorientation. 

J’ai eu du mal à cacher ma joie. Comme souvent quand je suis désorientée, j’oublie de poser des questions et j’oublie les réponses si par hasard j’arrive à poser quelques questions.
Dans ma chambre, je n’ai pas reconnu le joueur d’orgue, j’ai tout de même fini par comprendre que c’était le même quand il m’a de nouveau posé des questions sur mon boulot. 
Je ne sais pas son nom, il me l’a dit en salle, mais évidemment je ne l’ai pas saisi.
Je ne sais pas si c’est sous anesthésie générale, mais je crois que oui par ce que l’intervention est un peu longue.
Je ne sais pas quels sont les risques de cette intervention, mais il me semble bien moindre qu’une opération à cœur ouvert.
Je sais que ce médecin est LE spécialiste de cette intervention, qu’il en fait neuf cette année que je suis « entre de bonnes mains » m’a dit l’autre médecin, plus âgé qui la tête et la voix d’un Professeur de médecine.
Et je sais qu’il a eu le temps d’arriver au match de foot avec quelques minutes de retard et que « nous avons gagné », mais je ne sais pas qui est le « nous ».

J’ai l’impression d’être ressuscitée. Je suis toujours désorientée : que vais-je faire de toute cette lecture prévue pour mon arrêt ? Que vais-je dire à mes clients que j’ai mis en sommeil pour un mois ? J’ai une liste de documentaires à regarder, un carnet rempli de choses que j’aimerai faire et écrire pendant ma convalescence, une liste d’expositions à voir, un cahier coloriage…
Il est écrit que je ne ferai jamais de coloriage.

mercredi 29 septembre 2021

Hippocampes et momies

La fille du professeur - Sfar, Guibert

Ils ont fait des progrès, du moins j’ai l’impression. Ce n’est pas comme si j’y passais beaucoup de temps non plus, mais dans ma représentation ils étaient moins attentifs. Ils font attention de bien nous appeler par notre nom, de nous parler directement et surtout de nous poser beaucoup de questions, probablement parce que si on parle, on est moins anxieux. 

Il n’empêche, dès qu’on est à l’hôpital, on est plus tout à fait un adulte valide, entier, autonome. 

Déjà notre anxiété nous fait gentiment régresser, on abandonne inconsciemment et pourtant volontairement une partie de notre autonomie au moment où on franchit la porte du service où va rester quelques temps, ce temps pas toujours bien défini d’ailleurs. On lâche prise sur le temps et le déroulé nos journées, il est difficile d’avoir des horaires exacts pour la prise de sang, les différents examens, radios, échographies, cathétérisme…et encore moins sur les horaires des repas, quand on y a droit. Comme les enfants, notre emploi du temps est fixé par une main invisible et une voix plurielle, qui donnent des réponses aussi différentes que le nombre de fois où on pose la question.

Puis le corps, exposé, immobilisé, regardé, ausculté par toutes et tous. Ce corps dont on perd la maitrise et pour lequel il faut demander l’autorisation pour se tourner, s’habiller, se lever. C’est humiliant de ne pas pouvoir aller seule aux toilettes, de galérer pour approcher sa tablette et se servir un verre d’eau, de regarder son portable s’éteindre parce qu’on n’a pu atteindre la prise … C’est le corps abandonné  dont on n’a ni la maitrise ni la jouissance, qui ne nous appartient pas tout à fait.

 

Tout le monde te parle, te pose des questions : le brancardier, l’aide technique dans la salle examen, le médecin…. Ca fait partie du job, de ce qu’on leur enseigne. Ils écoutent et posent plus de questions. Des vrais questions, qui font une conversation, pas la pluie et le beau temps.

Je n’ai jamais aimé qu’on me pose des questions, encore moins personnelles. Fut un temps où je trouvais intrusif quand le lundi au bureau on me demandait ce que j’avais fait le week-end. Quand on me pose des questions sur mes enfants, j’ai toujours un temps d’arrêt pour me rappeler que ce n’est pas une agression, juste une question.

Si j’avais su qu’on me poserait autant de questions sur le livre que je lis et que je trimballe pour ne pas regarder le plafond dans les temps d’attente, j’aurai choisi un autre livre, plus facile à raconter, moins clivant. C’est plus dur pour le métier, mais je me demande si je ne vais pas mentir, donner un métier plus simple, moins exotique.

Je lis « un appartement sur Uranus » de Paul B. Preciado. Le B est l’initiale de Beatriz. Paul B. Preciado est un homme transgenre, bien qu’il n’aimerait probablement pas qu’on dise ça, puisque tout son propos est bien là : le genre, comme beaucoup d’autres barrières est socialement construit et que toutes ces normes sont à déconstruire. Il se vit en transition, sur la frontière, dans une zone non binaire, non encore nommée probablement. C’est bien tout sa reflexion qu’il étend à bien d’autres concepts (les frontières géographiques, les races, …) il navigue (trop) facilement d’un concept à l’autre, ça demande une attention de lecture plus longue qu’un trajet en brancard. Ce livre est le rassemblement de ces chroniques parues dans Libération entre 2014 et XXX, c’est autant la transition de sa pensée, de son identité (ni homme ni femme mais sur la frontière), de son identité administrative…

Ce n’est pas du tout évident de raconter ça à qui que ce soit. Le brancardier a d’ailleurs commencé à me parler planète : « Uranus c’est la plus loin de la Terre c’est ça ? », « les plus proches sont… » il est capable de les citer (moi pas) et de me dire que la dernière découverte s’appelle … là encore je ne sais pas. Je le lui dis. 

« Ce n’est pas un livre sur les planète alors ? » Ben non.

« Alors de quoi ça parle ?» Et c’est là que ça se corse, dans l’ascenseur entre le 3ème et le rez de chaussée.

L’infirmière au cathétérisme a été beaucoup plus loin dans ses questions, j’ai fini par tout expliquer. Elle était très intéressée et m’a parlé de son oncle qui est devenu une femme, et qui a épousé une femme devenu un homme rencontré là où il avait fait sa transition.  Ces histoires de vie sont incroyables, c’est bien ce qui me fascine, c’est bien au delà de mon système de compréhension, je suis totalement en terra incognita.

 

Le cathétérisme est un truc étonnant, une fibre optique est passée dans la veine de l’aine et remonte jusqu’au cœur et poumon. On le voit sur un très grand écran, ce fil qui avance, se cabre, se plie, s’enroule, se déroule, danse comme un hippocampe. C’est le médecin qui manipule l’hippocampe, en pressant sur la jambe à différents endroits, cuisse, genoux, mollets, orteils. Comme un orgue. Je voyais ça plus comme une play station (je sais à peine de quoi je parle), dans les faits c’est un joueur d’orgue qui fait danser un hippocampe.

Le médecin n’était pas intéressé par mon livre, et comme moi, je n’étais pas intéressé par le foot, il m’a interrogé sur mon boulot. J’aurai du contourner certaines questions, donner d’autre réponses. J’ai fini par être brusque et changer de sujet « expliquez-moi ce que vous faites et ce que je vois ».

Moi qui suis si douée d’habitude pour faire parler les gens, là j’ai plus de mal. Il faut dire aussi qu’anxieuse et en pleine régression, je perds une partie de mes capacités relationnelles, et me replie au fond ma grotte, ou comme un hérisson roulé en boule, tout piquant dehors.

 

Après la séance de danse des hippocampes, c’est 6 heures de momie. Un pansement délicat, gracile et peu envahissant (sarcasmes) parcourt la jambe sur deux tiers de la longueur, et une compression appuie sur l’aine. 

Consigne : ne pas plier la jambe, garder l’aine bien étendue. Ce qui veut dire position allongée pour les 6 heures qui viennent, et branchée pour suivre le rythme cardiaque et le pouls avec une prise au doigt. Une momie immobile, connectée. C’est la version du 21ème siècle. 

Puis c’est la nuit.

Pour ne pas céder à la panique ou au désespoir, un peu, beaucoup d’imagination folle est indispensable. Convoquer des souvenirs, ceux qu’on pensait avoir oublié, inventer des histoires avec des personnages fictifs, rêvasser sur des personnages réels : je crois que mon cerveau n’a jamais autant travaillé la nuit. Le médecin m’a dit qu’avec ma maladie mon poumon recevait deux fois plus de sang que mon cerveau. Ce à quoi j’ai répondu que c’était une pathologie pas une maladie, mais qu’il savait mieux que moi les termes à utiliser, mais "pas maladie parce que je n’avais pas de symptômes". Pas de symptômes, pas de maladies. Il a souri, mon ton a du l’amuser, il a fini par me dire qu’un fois réparée je courais plus vite. 

En cherchant sur internet ce matin, je ne suis pas sûre du tout, je suis presque certaine du contraire, c’est bien une maladie - congénitale - que j’ai. Les symptômes sont en devenir, ou déjà là (trop de sang dans les poumons, cœur dilaté d’un côté), même si je n’ai pas envie de les (sa)voir.

Demain, la « maladie » ne sera plus là.

 

dimanche 5 septembre 2021

Helléniques portraits élogieux # à table

La Piquette en version blanc

 « I don’t do reservation, love”, m’a dit la taulière du restau au coin de la rue sur l’île quand en passant je lui ai demandé si on pouvait réserver une table pour le soir, vu qu’à partir de 20h30 se forme une longue queue. Ca fait exactement trente ans qu’on ne m’a appelé « love », depuis que je n’habite plus Leeds (UK). La première qui m’a donné ce nom est la milkwoman qui passait le vendredi soir dans notre shared house prendre les commandes et encaisser les sous. Je ne sais plus si mes flatmates avaient droit aussi au surnom, la première fois j’ai hésité entre loaf, laugh, sans être certaine d’avoir bien compris, mais je ne voyais pas le lien avec le roti ou le rire. Avec l’accent du Yorkshire ça donne quelque chose comme « loaf »  et je l’ai mieux compris quand la dame des sandwich m’a dit « tha, love » pour « merci ma chérie ». Trente après, j'ai eu l'effet d'une madeleine de Proust à l’oreille ! Je me suis sentie petite et très inexpérimentée devant cette tenancière, grande et forte de sa personne, mais nous sommes venus de bonne heure et nous avons eu une table, sans réservation.

Le mot est un concept, dans plusieurs restaurants qui « font les reservations » nous sommes arrivés sans et nous avons eu une table : avant, à côté, ou à la place, mais à chaque fois nous avons mangé. Souvent bien, parfois très bien, jamais mal.

La table ne fait pas le service, et encore moins le menu.
Le kebab ici est une saucisse grecque, un mélange de viande agneau, porc et bœuf ou poulet. Bref ce qu’il doit rester en cuisine. Pour avoir un kebab, il faut demander un gyros, il existe en porc et poulet pas en agneau (ça c’est en Turquie). Le burger ne comprend que le pati de viande, pas le pain. La tête de mes iAdos quand ils ont vu arriver leur assiette de viande avec plein de légumes (et des frites tout de même) mais sans pain ! 
Le souvalki est la brochette et le souvlaki portion regroupe 3 brochettes avec du tzatziki, des tomates, du pain pita et de la salade, souvent des frites.
Le tzatziki peut être « kissing tzatziki» ou la version « no kissing », c’est la quantité d’ail qui fait la différence. Si vous en mangez tous les deux, il est alors possible de prendre la version no kissing et s’embrasser quand même !

Le service est … difficilement qualifiable. Pas au sens où il est mauvais, au sens littéral où je ne trouve pas de qualificatif. Les gens en contact avec les touristes sont vaccinés : le gouvernement grecque n’a pas vacciné ses vieux, il a vaccinés ceux qui travaillent. En France, nous avons salué les petits métiers en contact avec le public lors du premier confinement, mais au delà de notre respect, ils n’ont pas eu notre attention, ni rien de plus que nos intentions. 
Vaccinés et sympas, toujours agréables. 
Etourdis; je dirai. 
Oui, le service est étourdi. Une partie de notre commande a été oubliée de façon quasi systématique : un jus d’orange, un tzatziki, des pancakes, des cafés, le plat principal (c’est plus embêtant). Parfois nous avons reclamé (il faut bien mangé !) parfois non. 
Un matin, avant de prendre un bateau pour changer d’île, nous sommes tombés dans un café tenu par une grande dame, tout en muscle, qui avait l’air de tout (libraire, professeure, marathonienne…) sauf d’une tenancière de café : 
Mon iAdo  : Je voudrais un chocolat froid, 
La Dame : Non, non ne prenez pas ça, il n’est pas bon.
Il commande des pancakes, plus tard arrive une haute pile de pancakes, et la dame nous dit : Je n’ai plus de pate à pancakes. 
Les autres iAdos attendaient tout de même leur petit-déjeuner. « ben des crêpes alors »
La dame : ok je fais de la pâte à crêpe.
Ce qui a pris un certain temps… Entre temps, nous n’avions pas eu nos cafés frappés : vous avez oubliés nos cafés ?
La Dame : oui ! totalement.
Ils ont fini par arriver, comme les crêpes d’ailleurs. Comme un couplet sur les plus jolies îles des Cyclades, comme un commentaire sur les livres que nous lisions…

Qui dit à table, dit que boire. Et là, ce n’est pas la joie. 
Ces vacances ont été mon « dry January version été ». 
La bière présente partout, plusieurs marques présentées comme locales ont toute le même goût, celui de la Heineken. Je crois que je ne connais pas de bière plus mauvaise. C’est pisseux, avec ce petit arrière-goût de plâtre et de rot dans la bouche. 
Je me suis abstenue.
 J’ai essayé plusieurs fois le vin. J’ai eu du vinaigre pétillant, buvable frais, à eviter dès qu’il est à température. J’ai eu de la piquette version blanc, qui donne l’illusion très frais mais reste de l’acide imbuvable au-delà. 
Deux fois, j’ai eu un très bon Chardonnay, dont un verre a été renversé par mon iAdo dans mon assiette, grande perte et grand regret pour une fois que j’avais quelque chose de respectable dans mon verre. 
La Grèce ne fut pas une découverte œnologique en ce qui me concerne. 
Dans les endroits touristiques j’ai essayé les cocktails. Je me suis aventurée dans les créations maisons, parfois à regret, surtout quand le verre s'est présenté tel un ballon de vomi vert, épais et odorant. Le serveur très content est venu me demander si le truc me plaisait ; j’ai dit oui, … il était sympathique.
La fois suivante je suis restée sur un classique Mojito, en me demandant où était le rhum..
Ce voyage ne fut pas une étape alcoolisée, comme certaines auparavant où bières, vins et cocktails étaient des tentations de tous les apéritifs.