mercredi 29 septembre 2021

Hippocampes et momies

La fille du professeur - Sfar, Guibert

Ils ont fait des progrès, du moins j’ai l’impression. Ce n’est pas comme si j’y passais beaucoup de temps non plus, mais dans ma représentation ils étaient moins attentifs. Ils font attention de bien nous appeler par notre nom, de nous parler directement et surtout de nous poser beaucoup de questions, probablement parce que si on parle, on est moins anxieux. 

Il n’empêche, dès qu’on est à l’hôpital, on est plus tout à fait un adulte valide, entier, autonome. 

Déjà notre anxiété nous fait gentiment régresser, on abandonne inconsciemment et pourtant volontairement une partie de notre autonomie au moment où on franchit la porte du service où va rester quelques temps, ce temps pas toujours bien défini d’ailleurs. On lâche prise sur le temps et le déroulé nos journées, il est difficile d’avoir des horaires exacts pour la prise de sang, les différents examens, radios, échographies, cathétérisme…et encore moins sur les horaires des repas, quand on y a droit. Comme les enfants, notre emploi du temps est fixé par une main invisible et une voix plurielle, qui donnent des réponses aussi différentes que le nombre de fois où on pose la question.

Puis le corps, exposé, immobilisé, regardé, ausculté par toutes et tous. Ce corps dont on perd la maitrise et pour lequel il faut demander l’autorisation pour se tourner, s’habiller, se lever. C’est humiliant de ne pas pouvoir aller seule aux toilettes, de galérer pour approcher sa tablette et se servir un verre d’eau, de regarder son portable s’éteindre parce qu’on n’a pu atteindre la prise … C’est le corps abandonné  dont on n’a ni la maitrise ni la jouissance, qui ne nous appartient pas tout à fait.

 

Tout le monde te parle, te pose des questions : le brancardier, l’aide technique dans la salle examen, le médecin…. Ca fait partie du job, de ce qu’on leur enseigne. Ils écoutent et posent plus de questions. Des vrais questions, qui font une conversation, pas la pluie et le beau temps.

Je n’ai jamais aimé qu’on me pose des questions, encore moins personnelles. Fut un temps où je trouvais intrusif quand le lundi au bureau on me demandait ce que j’avais fait le week-end. Quand on me pose des questions sur mes enfants, j’ai toujours un temps d’arrêt pour me rappeler que ce n’est pas une agression, juste une question.

Si j’avais su qu’on me poserait autant de questions sur le livre que je lis et que je trimballe pour ne pas regarder le plafond dans les temps d’attente, j’aurai choisi un autre livre, plus facile à raconter, moins clivant. C’est plus dur pour le métier, mais je me demande si je ne vais pas mentir, donner un métier plus simple, moins exotique.

Je lis « un appartement sur Uranus » de Paul B. Preciado. Le B est l’initiale de Beatriz. Paul B. Preciado est un homme transgenre, bien qu’il n’aimerait probablement pas qu’on dise ça, puisque tout son propos est bien là : le genre, comme beaucoup d’autres barrières est socialement construit et que toutes ces normes sont à déconstruire. Il se vit en transition, sur la frontière, dans une zone non binaire, non encore nommée probablement. C’est bien tout sa reflexion qu’il étend à bien d’autres concepts (les frontières géographiques, les races, …) il navigue (trop) facilement d’un concept à l’autre, ça demande une attention de lecture plus longue qu’un trajet en brancard. Ce livre est le rassemblement de ces chroniques parues dans Libération entre 2014 et XXX, c’est autant la transition de sa pensée, de son identité (ni homme ni femme mais sur la frontière), de son identité administrative…

Ce n’est pas du tout évident de raconter ça à qui que ce soit. Le brancardier a d’ailleurs commencé à me parler planète : « Uranus c’est la plus loin de la Terre c’est ça ? », « les plus proches sont… » il est capable de les citer (moi pas) et de me dire que la dernière découverte s’appelle … là encore je ne sais pas. Je le lui dis. 

« Ce n’est pas un livre sur les planète alors ? » Ben non.

« Alors de quoi ça parle ?» Et c’est là que ça se corse, dans l’ascenseur entre le 3ème et le rez de chaussée.

L’infirmière au cathétérisme a été beaucoup plus loin dans ses questions, j’ai fini par tout expliquer. Elle était très intéressée et m’a parlé de son oncle qui est devenu une femme, et qui a épousé une femme devenu un homme rencontré là où il avait fait sa transition.  Ces histoires de vie sont incroyables, c’est bien ce qui me fascine, c’est bien au delà de mon système de compréhension, je suis totalement en terra incognita.

 

Le cathétérisme est un truc étonnant, une fibre optique est passée dans la veine de l’aine et remonte jusqu’au cœur et poumon. On le voit sur un très grand écran, ce fil qui avance, se cabre, se plie, s’enroule, se déroule, danse comme un hippocampe. C’est le médecin qui manipule l’hippocampe, en pressant sur la jambe à différents endroits, cuisse, genoux, mollets, orteils. Comme un orgue. Je voyais ça plus comme une play station (je sais à peine de quoi je parle), dans les faits c’est un joueur d’orgue qui fait danser un hippocampe.

Le médecin n’était pas intéressé par mon livre, et comme moi, je n’étais pas intéressé par le foot, il m’a interrogé sur mon boulot. J’aurai du contourner certaines questions, donner d’autre réponses. J’ai fini par être brusque et changer de sujet « expliquez-moi ce que vous faites et ce que je vois ».

Moi qui suis si douée d’habitude pour faire parler les gens, là j’ai plus de mal. Il faut dire aussi qu’anxieuse et en pleine régression, je perds une partie de mes capacités relationnelles, et me replie au fond ma grotte, ou comme un hérisson roulé en boule, tout piquant dehors.

 

Après la séance de danse des hippocampes, c’est 6 heures de momie. Un pansement délicat, gracile et peu envahissant (sarcasmes) parcourt la jambe sur deux tiers de la longueur, et une compression appuie sur l’aine. 

Consigne : ne pas plier la jambe, garder l’aine bien étendue. Ce qui veut dire position allongée pour les 6 heures qui viennent, et branchée pour suivre le rythme cardiaque et le pouls avec une prise au doigt. Une momie immobile, connectée. C’est la version du 21ème siècle. 

Puis c’est la nuit.

Pour ne pas céder à la panique ou au désespoir, un peu, beaucoup d’imagination folle est indispensable. Convoquer des souvenirs, ceux qu’on pensait avoir oublié, inventer des histoires avec des personnages fictifs, rêvasser sur des personnages réels : je crois que mon cerveau n’a jamais autant travaillé la nuit. Le médecin m’a dit qu’avec ma maladie mon poumon recevait deux fois plus de sang que mon cerveau. Ce à quoi j’ai répondu que c’était une pathologie pas une maladie, mais qu’il savait mieux que moi les termes à utiliser, mais "pas maladie parce que je n’avais pas de symptômes". Pas de symptômes, pas de maladies. Il a souri, mon ton a du l’amuser, il a fini par me dire qu’un fois réparée je courais plus vite. 

En cherchant sur internet ce matin, je ne suis pas sûre du tout, je suis presque certaine du contraire, c’est bien une maladie - congénitale - que j’ai. Les symptômes sont en devenir, ou déjà là (trop de sang dans les poumons, cœur dilaté d’un côté), même si je n’ai pas envie de les (sa)voir.

Demain, la « maladie » ne sera plus là.

 

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