Je me suis longtemps demandé ce qu’il lui était arrivé. Tout en me disant que je ne saurai jamais.
Dans les semaines qui suivirent, des camionnettes blanches aveugles ont souvent été garées dans la rue. Celles avec des petites cheminées sur les toits pour l’aération, celles sans identification précise, celles qu’on voit dans les films policiers. Je regardais les plaques d’immatriculation, que j’oubliais d’une fois sur l’autre, incapable de savoir avec certitude si c’était les mêmes camionnettes qui revenaient semaine après semaine.
Au bout de quelques mois, elles ont été remplacées par des gars qui attendaient dans des voitures. Jamais la même voiture, mais toujours le même genre de gars. Garés souvent en amont de la porte de son immeuble, le genre patient qui n’a pas les yeux sur son smartphone, le genre qu’on remarque à peine. Un soir ils étaient deux, ils ont tellement fumé qu’au matin il y avait un tas de mégots de chaque côté de leurs portières, ce qui est étonnant car ils ont bien rangés leur déchets de King Burger dans les sacs papiers qu’ils ont mis dans la poubelle jaune. Je les ai vus de ma fenêtre. Et puis, comme Mister Weed, ils ont disparu. Le petit cyprès aussi, puis le panneau A VENDRE.
Je l’ai guetté longtemps, au bout de la rue, sur les scooters qui passaient. Je croyais avoir renoncé avec les mois qui passaient mais je me surprenais à scruter les gars au bout de la rue.
Un soir d’été, nous marchions mon iMari et mes iAdos vers chez des copains pour un barbecue et j’ai cru le voir, de dos, de loin, avec les gars du bout de la rue, ceux qui ne boivent que du café mais ne fument pas que des cigarettes.
- Regardez c’est Mister Weed !
- Non 8 c’est pas lui, si ?
Ce gars était un peu plus gros, et surtout il avait un tatouage sur l’avant-bras droit, à l’intérieur. Un tatouage de flingue. Je ne me rappelais pas de ce tatouage, mais l’avais-je déjà vu en manches courtes ? Je n’étais pas certaine que ce soit lui, nous n’avons pas pris la passerelle ce soir-là, nous avons descendu la rue, pour bien passer devant le rassemblement des gars du bout de la rue. Je dévisageais mon suspect.
J’ai lâché mon groupe familial, j’ai traversé la rue, et j’ai foncé au milieu du groupe des gars du bout de la rue et me suis campé devant lui.
Au milieu des gars du bout de la rue. Ceux qui ne fument pas que des cigarettes et qui en vendent aussi. Les peu recommandables gars du bout de la rue
- Oh ! vous êtes revenu ! Je suis contente de vous voir !
- Bonjour ! moi aussi je suis content de vous voir
- Vous allez bien ?
- Oui ça va et vous ?
- Oui oui, ah je me suis fait du souci pour vous !
- Je vous remercie
- Vous me promettez que vous allez bien ?
- Oui, je vous le promets
- Alors bonne soirée, à bientôt.
Et je suis partie. Mon iFamille m’attendait sur le trottoir opposé, un peu éberluée, mais habituée aussi à mes frasques. Je n’ai aucun souvenir de ceux qui étaient avec lui, de leur tête, de leur réaction. A cet instant précis, ils n’étaient pas là, le monde n’existait pas, il y avait juste Mister Weed qui était revenu avec un nouveau tatouage de flingue sur l’avant bras. L’été commençait bien, je pouvais arrêter de me poser des questions.
La semaine suivante, j’allais à pied faire des courses en pleine après-midi. C’est lui qui m’a vue, qui a levé le bras et a traversé pour venir me parler. Mon iAdo passait en vélo.
- Il a bien grandi hein !
- Mmh mmh
- Ca m’a fait plaisir que vous inquiétiez de moi
Je doute qu’il utilise le passé simple, la phrase est certainement inexacte, mais l’idée est la bonne. Comme le reste de la conversation. Je ne sais jamais exactement ce qu’il me dit, et pourtant il me parle, et je réponds, je suis, j’arrive à poser des questions. Obtenir des réponses c’est autre chose, mais nous dialoguons. Je ressors de ces échanges avec une impression de m’être dédoublée et de ne pas savoir ce qu’il m’a raconté exactement. Ni dans quel ordre.
- Vous n’habitez plus là du coup ?
- Ben non, après ce qui s’est passé, je préfère quitter le quartier
- C’est vous qui avez mis en vente ? Il est à vous l’appart ?
- On l’a mis en vente, il est à la famille, on n’est plus à l’aise là. Je sais que j’ai fait des bêtises, alors là j’essaie de faire les choses bien. Je suis sage, il faut que je trouve un travail m’a dit mon avocat. J’ai pris un avocat.
- Vous avez bien fait de prendre mon avocat.
- Là je suis entre deux, mon avocat m’a dit que j’allais y retourner certainement, mais en attendant je dois Me tenir bien.
- Vous étiez en prison ?
Je crois qu’il a dit oui, ou qu’il a hoché la tête. Il n’y avait aucun doute sur l’endroit où il était.
- Je suis désolé pour le bordel que ça a mis dans la rue toute cette histoire.
- C’est surtout pour vous que c’est embêtant. Et Dounia ?
- Ils l’ont tuée direct. Le jour même. Ça c’est dégueulasse
Il est vraiment triste ; sur la prison il ne dit pas grand-chose, mais Dounia ça l’émeut.
En même temps, Dounia c’est un chien d’attaque, le jour de l’arrestation j’imagine qu’ils n’ont pris aucun risque quand le chien a du commencer à s’agiter.
- J’ai fait des bêtises, je sais, j’assume
- Quelles genres de bêtises ?
- Vous avez pas suivi ? C’était aux infos, dans le journal, à la télé …
- Non, je ne regarde pas la télé et les journaux…
Et là, je reconstitue l’histoire entre ce qu’il m’a dit et ce que j’ai fini par trouver sur internet dans quelques lignes d’actualité.
- Ben c’est le dealer de Laplace qui s’est fait choper et qui m’a balancé pour s’en sortir. Sa copine fait du ménage chez moi et du coup il m’a balancé.
L’article dans le Parisien raconte qu’il y a effectivement eu dénonciation. Les bêtises se comptent en kilos d’herbe et de cannabis, plusieurs dizaines - suffisamment pour avoir des graines gratuites dit le site de référence (à partir de 50 kg), de la cocaïne aussi et surtout des armes. Elles se comptent sur les doigts d’une main, mais elles sont plusieurs, dont une lourde.
Le déploiement des forces en octobre dernier, leur nombre, leur équipement, la durée de l’intervention impliquait déjà que ce n’était pas l’arrestation d’un « gars du bout de la rue ». Les armes racontent aussi une autre histoire. Il ne m’a pas parlé des armes, ni de la drogue, il n’a pas prononcé le mot prison. J’ai du lui dire que là-bas il pourrait passer son permis. Nous avons parlé longtemps, lui surtout, ses histoires ubuesques.
Nous nous sommes souhaités une bonne soirée, il faisait beau et chaud. Ensuite, c’était les vacances, puis la rentrée. L’appartement a été vendu. Je ne l’ai plus revu. Si je devais demander de ses nouvelles aux gars du bout de la rue, il faudrait que je parle du « papa de Dounia ». Je ne sais même pas comment il s’appelle.
Je le guette encore au bout de la rue, ou sur la petite place, même si je sais qu’il n’y sera plus. Il est là où son avocat lui avait dit qu’il retournerait.
Je le regrette et parfois j’ai l’impression qu’il me manque.