vendredi 27 janvier 2023

Une histoire de contacts

Johnny Clegg et le souvenir des épaules de l'autre

Il n’est pas nécessaire de bien me connaitre pour savoir que je n’aime pas trop les bises, les mains sur les épaules, les embrassades en général, bref toutes démonstrations tactiles, autres que ceux de mon cercle très proches c’est à dire mon iFamille. Longtemps, j’ai reculé quand on s’approchait pour me dire bonjour, je me suis raidie dès qu’on me touchait. Je ne dis pas que cela ne m’arrive plus, je dis jusque que cela m’arrive moins souvent. Je tends la main quand les gens s’approchent, même les femmes, ce qui surprend toujours un peu ceux que je rencontre pour la première fois. 

Et le Covid est passé par là (j’adore !), je passe maintenant pour une hygiéniste, comme beaucoup, ce qui masque mon appréhension d’être approchée de trop près. 

C’est un réflexe, que j’ai beau savoir inadapté dans beaucoup de cas voire antisocial, je crois qu’avec les années je l’aime trop pour l’abandonner là, pour y renoncer.  C’est qui j’ai été, qui je suis encore parfois, et qui j’aime être. Autre chose serait me trahir en partie.

Il y a quelques un de mes proches ami·es qui n’hésitent pas ou peu, voire jamais et qui font comme si j’étais normale, et qui me prennent dans leur bras à la première occasion. Ça me coupe toujours le souffle et dès que ça dure un peu, c’est désagréable. 

Je pourrais faire une chronologie précise de ces moments tellement ils sont rares, et me restent étrangers. 

De cet ami que j’ai retrouvé après des années et qui m’a tenue dans ces bras sur une route de montagne, de nuit quand nous nous sommes croisés en voiture, un temps, qui m’a semblé toute la durée de la nuit. 

De celui qui me tenait la main en regardant le ciel étoilé l’été. De mon iMari – quand on ne savait même pas qu’il le serait un jour ni i ni Mari)  qui m’a installée sur ses genoux lors d’une fête.

Cet autre, qui assis à côté de moi m’a demandé « est -e que je peux m’approcher ? ».

De ces gens qui osent ou ont osé être si familiers si proches de moi. Comme un privilège que j’accorde. Malgré moi.

Et l’autre jour, au détour d’une réflexion sur le sujet, m’est revenu un souvenir, qui a toute sa place dans la chronologie et qui pourtant avait glissé du tableau.

Quand j’étais au lycée dans les Hautes Alpes, j’écoutais Johnny Clegg. J’avais son 33 tours (que j’ai toujours), nous étions plusieurs à mettre de pièces dans le jukebox du Bar le Lyon pour entendre Scatterlings of Africa ou Asimbonanga. Quand Johnny Clegg a fait sa tournée mondiale et qu’il est passé à Grenoble - c’était la salle de concert la plus proche à l’époque – j’ai fait le siège de mes parents qui m’y ont emmenée à la condition d'y emmener mon frère. J’aurai dit oui à presque n’importe quoi pour ce concert.

J’y ai retrouvé deux copains du lycée, et le frère de l’un deux. Les frères étaient la condition parentale pour ce concert apparemment.  C’était deux bons copains, on passait beaucoup de temps ensemble, on skiait aussi le week-end. Et donc, comme c’était des potes, on ne s’embrassait pas pour se dire bonjour par exemple. J’étais en classe avec l’un, je faisais les maths et la physique, lui me prêtait des livres, car il avait les moyens d’en acheter plein. Il était grand, bien taillé, comme un rugbyman,  ce qu'il était le week-end.  Je n’étais pas très haute, peut-être un peu moins qu’aujourd’hui. Dans la fosse, en concert je ne voyais pas grand-chose. A la première chanson, il s’est penché vers moi « tu le vois ? ».  Bof, j’ai du répondre. Et avant que j’ai réagi, il m’avait mise sur ses épaules. Il m’avait attrapée, portée, installée comme un enfant, sur ses épaules. Il me tenait les jambes pour que je sois équilibrée. 

Et j’ai passé le concert là haut. Tout le concert. 

Comment j’ai pu me laisser porter comme ça pendant si longtemps ? Assise sur ses épaules, avec ses mains sur mes genoux ? C’est un mystère. Je me rappelle très bien de Johnny Clegg, de son visage, de son energie, de ses danses. Je ne me rappelle pas du contact des épaules de mon ami. Je me rappelle de ses mains, sur mes chevilles, mes mollets ou mes genoux. Elles étaient belles. Je me rappelle de sa sueur sur le visage quand je me suis penchée : « descends moi, c’est bon, j’ai vu ». 

Et il me répondait "non", en donnant un coup de buste qui me replaçait droite. 

Comment j’ai pu tolérer ça, je me le demande encore. 
Johnny Clegg est la réponse, certainement. 
Je devais être en confiance avec ce gars. 
Si je devais le croiser aujourd’hui, je lui dois des remerciements, pour l’expérience. 
De la possibilité qu’il m’a donnée à 16 ans de tester la proximité et d’en sortir indemne.

J’ai désormais associé Johnny Clegg avec les épaules et les mains de ce gars. C’est la moindre reconnaissance que je peux lui faire.

 

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