lundi 3 juillet 2023

Mon coeur entre ses mains

Françoise Pétrovitch

Il m'a appelé alors que j'étais en vadrouille, comme souvent, sans prévenir. Il surgit dans ma vie pour me donner des nouvelles, me raconter comment ça avance, me dire qu'il ne m'oublie pas que je suis la première sur sa liste. Je n'ai pas décroché. Il n'a pas laissé de message, il a tenté le lendemain. 

Par mail interposé avec son assistante j'ai fait savoir que je ne pouvais pas répondre, et j'ai reçu une proposition de date pour l'intervention, pour la charge de hippocampes. Rapide, il me proposait de venir dans la dizaine de jours qui suit. 

Dans ma chambre à Sarajevo, bien après l'appel à la prière je suis restée scotchée devant le mail. D'un coup, ça devenait réel, c'était proche et ensuite ce serait fini. Ensuite j'aurai un coeur qui fonctionne sans effort, ma malformation serait réparée, je serais "normale". J'ai été tentée de dire c'est trop tôt, faisons ça à la rentrée. Premier réflexe : surtout ne rien changé. J'ai laissé passer la nuit et j'ai accepté les dates, bousculé un peu mon agenda. Qu'on en finisse.

Je suis rentrée de Sarajevo, je suis allée le voir, qu'il me raconte de nouveau de ce qu'il allait faire, comment il allait s'y prendre, qu'il me fasse le récit de la charge des hippocampes.

Ce jeune médecin chercheur est certainement un excellent médecin, pour se trouver à la tête d'une recherche pareille, il est en plus une chouette personne ce qui en fait un médecin extraordinaire. Quand il me parle, j'ai l'impression d'être unique au monde, quand il me regarde tous ces yeux sont avec moi, il n'est nulle par ailleurs. 
J'espère qu'il fait ça avec tous ses patients.

Quand il parle, il écrit aussi, il dessine des schémas pour expliquer le protocole de recherche,  même quand ce n'est pas nécessaire. Il prend le temps de tout, même de l'inutile, il parle lentement comme si le temps lui appartenait. Il me parle de ce qu'il lit, me pose des questions, un peu, pas trop car il sait que je n'aime pas trop raconter ma vie. C'est la première fois qu'il me demande quel âge ont mes enfants. 

Je n'ai jamais vu autant mon coeur en 3D sur son écran, en statique, en dynamique, avec les flux sanguins, avec le stent qu'il doit poser, et la simulation 3D de comment ce sera ensuite. il est fasciné par ce qu'il raconte.

Il me dit "je suis content qu'on arrive à vous faire ça". 
Je réponds "Moi aussi, je suis très contente"
Lui : c'est vrai ? 
Et ses yeux brillent. Il y a un blanc. Nous sommes émus.  
Je pose des questions sur les risques, il y en a toujours, il me répond directement. J'ai le coeur qui flanche comme dans une chute. 
Je lui dis "si pour une raison ou pour une autre, vous n'arrivez pas à placer le stent comme il faut, et qu'il n' y a pas de danger de vie ou de mort, je vous demande de laisser tomber, vous sortez, vous ne m'envoyez pas au bloc. On re-essayera dans 6 mois ou dans 10 ans". 
Il me répond : OK. Sans discuter, avec ses grands yeux bleus.

Et il a été là plus que nécessaire. Et on s'est dit plus de choses que nécessaires.

Moi : vous n'avez pas intérêt à me louper la semaine prochaine 
Lui :  je prendrai le plus grand soin de votre coeur 

Lui, le matin de l'intervention en jean basket avant son service : vous allez bien?
Moi : j'espère que vous allez mieux que moi
Son sourire était éloquent : on se retrouve tout à l'heure.

Lui dans l'antichambre de la salle : ça va? 
Moi  : je n'ai pas peur, je suis juste très émue.
Lui : je suis content qu'on soit là. 
Sourire. 
Lui : Nous, on s'est tout dit non? Je vous retrouve de l'autre côté.

Et effectivement, il était de l'autre côté et, pendant que toute l'équipe s'agitait autour de moi, pour la perfusion, les électrodes, le masque l'endormissement, il était debout, directement dans  mon champ de vision et me regardait sans sourire, juste là. Ce médecin me fera pleurer d'émotion.

Evidemment il est passé dans ma chambre, dans l'après midi, lui entre deux interventions avec sa tenue de bloc, sa charlotte et ses crocs jaunes, et moi entre deux somnolences, encore sous le coup du cocktail ketamine et autres produits anesthésiques. 
Moi, heureuse de le voir : je suis très contente de vous 
Lui s'approche et me tape dans la main, paume contre paume, finies les mesures covid : tout s'est bien passé, comme à la simulation, sans accrocs. 
Nous étions deux héros après une grande aventure 

J'éprouve de la gratitude pour ce médecin, de m'avoir emmener là, sur cette intervention avec aussi peu d'appréhension, autant de confiance, sur un truc aussi expérimental.

Il m'a dit "tout doux la semaine qui suit". Il sait à qui il parle : pas de jogging, pas de yoga pas de Pilates, pas de voyages en avion. "restez tranquille, vous repartirez la semaine suivante". Je l'ai écouté.

Mon coeur entre ses mains. 
De bonnes mains. Le charmeur d'hippocampes a de bonnes mains et un bon coeur.
Quand j'aime une fois, j'aime pour toujours. 
Et comme il m'en a fait un coeur costaud, réparé pour durer, ça va durer longtemps.



jeudi 2 mars 2023

Je vous ai déjà parlé de mon voisin?* - Episode #5

Je me suis longtemps demandé ce qu’il lui était arrivé. Tout en me disant que je ne saurai jamais. 

Dans les semaines qui suivirent, des camionnettes blanches aveugles ont souvent été garées dans la rue. Celles avec des petites cheminées sur les toits pour l’aération, celles sans identification précise, celles qu’on voit dans les films policiers. Je regardais les plaques d’immatriculation, que j’oubliais d’une fois sur l’autre, incapable de savoir avec certitude si c’était les mêmes camionnettes qui revenaient semaine après semaine. 

Au bout de quelques mois, elles ont été remplacées par des gars qui attendaient dans des voitures. Jamais la même voiture, mais toujours le même genre de gars. Garés souvent en amont de la porte de son immeuble, le genre patient qui n’a pas les yeux sur son smartphone, le genre qu’on remarque à peine. Un soir ils étaient deux, ils ont tellement fumé qu’au matin il y avait un tas de mégots de chaque côté de leurs portières, ce qui est étonnant car ils ont bien rangés leur déchets de King Burger dans les sacs papiers qu’ils ont mis dans la poubelle jaune. Je les ai vus de ma fenêtre. Et puis, comme Mister Weed, ils ont disparu. Le petit cyprès aussi, puis le panneau A VENDRE.

Je l’ai guetté longtemps, au bout de la rue, sur les scooters qui passaient. Je croyais avoir renoncé avec les mois qui passaient mais je me surprenais à scruter les gars au bout de la rue.

Un soir d’été, nous marchions mon iMari et mes iAdos vers chez des copains pour un barbecue et j’ai cru le voir, de dos, de loin, avec les gars du bout de la rue, ceux qui ne boivent que du café mais ne fument pas que des cigarettes.

-       Regardez c’est Mister Weed !

-       Non 8 c’est pas lui, si ?

Ce gars était un peu plus gros, et surtout il avait un tatouage sur l’avant-bras droit, à l’intérieur. Un tatouage de flingue. Je ne me rappelais pas de ce tatouage, mais l’avais-je déjà vu en manches courtes ? Je n’étais pas certaine que ce soit lui, nous n’avons pas pris la passerelle ce soir-là, nous avons descendu la rue, pour bien passer devant le rassemblement des gars du bout de la rue. Je dévisageais mon suspect. 

J’ai lâché mon groupe familial, j’ai traversé la rue, et j’ai foncé au milieu du groupe des gars du bout de la rue et me suis campé devant lui. 

Au milieu des gars du bout de la rue. Ceux qui ne fument pas que des cigarettes et qui en vendent aussi. Les peu recommandables gars du bout de la rue

-       Oh ! vous êtes revenu ! Je suis contente de vous voir !

-       Bonjour ! moi aussi je suis content de vous voir

-       Vous allez bien ?

-       Oui ça va et vous ?

-       Oui oui, ah je me suis fait du souci pour vous !

-       Je vous remercie

-       Vous me promettez que vous allez bien ?

-       Oui, je vous le promets

-       Alors bonne soirée, à bientôt.

Et je suis partie. Mon iFamille m’attendait sur le trottoir opposé, un peu éberluée, mais habituée aussi à mes frasques. Je n’ai aucun souvenir de ceux qui étaient avec lui, de leur tête, de leur réaction. A cet instant précis, ils n’étaient pas là, le monde n’existait pas, il y avait juste Mister Weed qui était revenu avec un nouveau tatouage de flingue sur l’avant bras. L’été commençait bien, je pouvais arrêter de me poser des questions.

La semaine suivante, j’allais à pied faire des courses en pleine après-midi. C’est lui qui m’a vue, qui a levé le bras et a traversé pour venir me parler. Mon iAdo passait en vélo.

-       Il a bien grandi hein !

-       Mmh mmh 

-       Ca m’a fait plaisir que vous inquiétiez de moi

Je doute qu’il utilise le passé simple, la phrase est certainement inexacte, mais l’idée est la bonne. Comme le reste de la conversation. Je ne sais jamais exactement ce qu’il me dit, et pourtant il me parle, et je réponds, je suis, j’arrive à poser des questions. Obtenir des réponses c’est autre chose, mais nous dialoguons. Je ressors de ces échanges avec une impression de m’être dédoublée et de ne pas savoir ce qu’il m’a raconté exactement. Ni dans quel ordre.

-       Vous n’habitez plus là du coup ?

-       Ben non, après ce qui s’est passé, je préfère quitter le quartier

-       C’est vous qui avez mis en vente ? Il est à vous l’appart ?

-      On l’a mis en vente, il est à la famille, on n’est plus à l’aise là. Je sais que j’ai fait des bêtises, alors là j’essaie de faire les choses bien. Je suis sage, il faut que je trouve un travail m’a dit mon avocat. J’ai pris un avocat.

-       Vous avez bien fait de prendre mon avocat. 

-      Là je suis entre deux, mon avocat m’a dit que j’allais y retourner certainement, mais en attendant je dois Me tenir bien. 

-       Vous étiez en prison ?

Je crois qu’il a dit oui, ou qu’il a hoché la tête. Il n’y avait aucun doute sur l’endroit où il était.

-       Je suis désolé pour le bordel que ça a mis dans la rue toute cette histoire.

-       C’est surtout pour vous que c’est embêtant. Et Dounia ?

-       Ils l’ont tuée direct. Le jour même. Ça c’est dégueulasse

Il est vraiment triste ; sur la prison il ne dit pas grand-chose, mais Dounia ça l’émeut. 

En même temps, Dounia c’est un chien d’attaque, le jour de l’arrestation j’imagine qu’ils n’ont pris aucun risque quand le chien a du commencer à s’agiter.

-       J’ai fait des bêtises, je sais, j’assume

-       Quelles genres de bêtises ?

-       Vous avez pas suivi ? C’était aux infos, dans le journal, à la télé …

-       Non, je ne regarde pas la télé et les journaux…

Et là, je reconstitue l’histoire entre ce qu’il m’a dit et ce que j’ai fini par trouver sur internet dans quelques lignes d’actualité.

-       Ben c’est le dealer de Laplace qui s’est fait choper et qui m’a balancé pour s’en sortir. Sa copine fait du ménage chez moi et du coup il m’a balancé. 

L’article dans le Parisien raconte qu’il y a effectivement eu dénonciation. Les bêtises se comptent en kilos d’herbe et de cannabis, plusieurs dizaines - suffisamment pour avoir des graines gratuites dit le site de référence (à partir de 50 kg), de la cocaïne aussi et surtout des armes. Elles se comptent sur les doigts d’une main, mais elles sont plusieurs, dont une lourde.

Le déploiement des forces en octobre dernier, leur nombre, leur équipement, la durée de l’intervention impliquait déjà que ce n’était pas l’arrestation d’un « gars du bout de la rue ». Les armes racontent aussi une autre histoire. Il ne m’a pas parlé des armes, ni de la drogue, il n’a pas prononcé le mot prison. J’ai du lui dire que là-bas il pourrait passer son permis. Nous avons parlé longtemps, lui surtout, ses histoires ubuesques.

Nous nous sommes souhaités une bonne soirée, il faisait beau et chaud. Ensuite, c’était les vacances, puis la rentrée. L’appartement a été vendu. Je ne l’ai plus revu. Si je devais demander de ses nouvelles aux gars du bout de la rue, il faudrait que je parle du « papa de Dounia ». Je ne sais même pas comment il s’appelle. 

Je le guette encore au bout de la rue, ou sur la petite place, même si je sais qu’il n’y sera plus. Il est là où son avocat lui avait dit qu’il retournerait. 

Je le regrette et parfois j’ai l’impression qu’il me manque. 

lundi 20 février 2023

Je vous ai déjà parlé de mon voisin?* - Episode #4

Je pars pour Nice quelques jours après. Nous sommes un lundi, chaleur de canicule malgré la fin d’après-midi, ça n’empêche pas les gars du bout de la rue d’être là avec leur survêtement noir et leur maillot sombre. Nombre de voitures sont mal garées gênent le passage, portières ouvertes sur le trottoir avec la climatisation à fond, sans compter les transats installés à l’ombre du trottoir. 

Mister Weed est en grande discussion avec deux des piliers du coin. Celui avec ses chaussettes blanches et les rayures bleu blanc rouge, sa banane et ses dents de travers, et l’autre plus épais plus vieux le visage avec été comme hiver sa doudoune sans manche. 

Soit je descends du trottoir et fais le tour des voitures garées, soit je passe au milieu de la discussion et les gars vont devoir se décaler.  Ils me voient arriver, se décalent, deux d’un côté un de l’autre. Je souris vaguement à Mister Weed et je passe.

-       Ça marche toujours pour les courgettes ?

Sorti de nulle part. Je m’arrête, me retourne, lui souris

-       Oui bien sûr !

-       Ma mère va faire le couscous alors c’est bien des courgettes dedans.

-       Oui surement. Je ne suis pas là ce soir, mais Tom est à la maison, allez sonner il vous donnera des courgettes, je le préviens.

Les courgettes ne sont le nom de code de rien du tout. Ce sont littéralement des courgettes. J’avais très envie de le préciser pour les gars du bout de la rue. 

Les courgettes sont des courgettes, et je suis bien ce que j’ai l’air d’être : une vieille bourgeoise de banlieue, bien habillée qui va prendre son Orlyval. Mister Weed est mon voisin. Uniquement mon voisin, à qui je donne des courgettes.

J’ai prévenu mon homme. Mister Weed n’est pas passé ce soir-là. Je l’ai guetté les jours suivants, on était fin juillet, il a du partir pour les Pyrénées, toujours sans son permis de conduire. 

Il rentre tard cet été-là. Encore plus que l’année précédente. J’ai l‘impression de ne pas l’avoir vu avant fin septembre. 

Et puis un soir d’octobre, à l’heure de préparer le repas, depuis la fenêtre de ma cuisine je vois deux personnes remonter la rue à pied, sur la voie, à contre sens, bien au milieu de la voie voiture. Je ne peux pas m’empêcher de penser que ce n’est pas prudent. Leur maman ne leur a donc rien appris ?

Mais quand je vois leur dos, ce n’est plus la même inquiétude. Ces gens sont armés, un bon gros flingue coincé dans la ceinture. Ils sortent un brassard en marchant. Ce sont des flics.

Et là c’est le show qui commence. Le déploiement des forces de l’ordre. Chacun des mots prend tout son sens. Ils sont très nombreux autour de l’immeuble des mandarins.

Deux camions blindés sont garés à un bout de la rue, et de l’autre plusieurs voitures banalisées, des personnes en civils, des hommes et des femmes, tous bien équipés. De loin on pourrait les prendre pour vous et moi. Ou plutôt pas moi. Plutôt des caïds d’ailleurs que des gens bien sous tous rapports. Ils ont plus d’une vingtaine, et plus encore dans la soirée.

Ca va durer toute la nuit et jusqu’au lendemain en début d’après-midi. Une valse de banalisés armés, de véhicules blindés, de chiens, d’allers et venues dans le hall de l’immeuble de la cage rouge des mandarins. Ils sont rentrés avec une énorme malle, longue et noire qu’ils portaient à deux, on a entendu du bruit qu’on n’a pas reconnu. On a vu des très jeunes adolescents se cacher dans le parc et filmer la scène avec leur portable, grimper sur le pilier du portail du parc pour voir sans être vus, avec l’agilité des félins, et la discrétion des guetteurs. Ils sont restés la soirée dans l’ombre du parc à épier ce qu’il se passait, que nous regardions aussi sans comprendre. 

Pas de sirène, pas de gyrophares. Quelques passages de voitures dans la rue, des passants. Une circulation presque normale, les flics en plus. Mon homme me dit avoir vu Mister Weed dans le hall, de l’immeuble qui parlait fort et n’était pas content. On n’a pas entendu Dounia aboyer. 

Après ce soir-là d’Octobre, les volets roulants ont été définitivement baissés et on n’a plus revu Mister Weed. Je me demandais où était son chien, en espérant qu’elle n’était pas restée enfermée dans l’appartement.

Plusieurs mois après, un panneau A VENDRE est apparu. Il a été enlevé la semaine dernière, avec les arbustes morts.

Mon homme s’est rappelé alors une descente de police il y a quelques années un matin un peu avant 7h quand il partait travailler en voiture. C’était il y a longtemps, un mercredi puisqu’il avait la voiture, bien avant qu’on parle de permis de conduire et de Pyrénées. Il se rappelait les ombres furtives autour de la porte de l’immeuble, les brassards orange, et le fait qu’ensuite on ne l’a plus vu pendant quelques temps. C’était une époque où il n’avait pas encore son scooter, où nos enfants étaient trop petits pour circuler tout seul, et où je ne saurai dire quand je l’avais croisé pour la dernière fois. Nous n’avions pas encore de courgettes, mais il devait déjà avoir des graines.

samedi 28 janvier 2023

Je vous ai déjà parlé de mon voisin?* - Episode #3

 #3

Kosher Choco Kush. 

Ça fait rond dans la bouche. Comme un truc à sucer, à laisser fondre tout en le roulant entre la langue et le palais.

Il était une heure du matin, il faisait chaud, il nous parlait de ses oiseaux après m’avoir donné des graines. Puis il a parlé de son voisin d’en face, la maison du même côté que la nôtre.

De la cour, je voyais son entrée, un meuble à étagères, rempli de mangas de haut en bas. Je ne l’imaginais pas lire. Mais est- ce que je l’imagine dans sa vie ? Je ne sais rien de sa vie, sauf son chien, ses maillots de foot, ses claquettes l’été, et le permis qu’il n’a pas. Je ne devrais pas être surprise des mangas, s’il vend des figurines en ligne. Il en vend peut-être vraiment, des figurines je veux dire.

Il ne l’aime pas, le voisin d’en face :

-       Il ne dit jamais bonjour. Et il a une drôle de façon de s’adresser aux gens.

-       Ah bon ?

-       Une fois il avait fermé sa voiture avec les clés dedans. Vous savez sa Mini, celle dont il prend tant soin. Il avait qu’à en prendre plus soin et pas enfermer ses clés dedans.

Je sais qu’il aime sa Mini. Je me suis retrouvée un jour avec un petit mot sur mon parebrise « vu le grand âge de ma voiture, pourriez-vous y aller avec plus de douceur quand vous vous garez ? ».

C’était l’époque où j’emmenais encore les enfants à l’école primaire, tous les jours en voiture. Je repassais à la maison vers 8h30, à une heure d’affluence dans la rue, à l’heure où les parents cherchent à faire juste un stop pour poser leurs petits à la crèche, où ceux qui prennent le RER sans payer le parking veulent se poser en zone verte, et où les vieux qui ont rendez-vous au centre de santé roulent à moins de 10km/heure. Et moi, pressée de me garer et de repartir travailler en scooter. Une période stressante, speed où le temps était le Graal et je n’en avais pas à moi. 

Heureusement, j’étais une as du créneau - côté droit en particulier, (je le suis toujours), et je savais me glisser dans des espaces étroits « à la Parisienne », en poussant un peu les pare-chocs des voitures stationnées devant et derrière. Sa Mini souvent. Sa grande Dame. Il m’avait observée depuis sa fenêtre. Mister Weed aussi sûrement, mais pas aux mêmes heures

Mister Weed se marre encore, mais doux amer

-       Il est venu me voir et il m’a dit « vous pourriez m’aider à ouvrir ma voiture ? les gens comme vous savent faire ça non ? » Ça veut dire quoi les gens comme moi ?

Je voyais bien la scène. Je me voyais aussi ouvrir la portière de la Mini en faisant glisser un cintre le long de la fenêtre. Je ne sais pas si les gens comme lui savent faire, mais moi je l’ai déjà fait, pas sur une Mini mais sur une 205, il y a longtemps.

-       Les gens comme moi ! Qu’il se débrouille et laisse les gens comme moi en dehors de ça.

Il n’a probablement pas dit débrouille, il est plus vindicatif. Il souffle par le nez, plus dédaigneux qu’en colère.

-       C’est pas un mec bien celui-là. L’autre jour il a interpellé le nouveau voisin, vous savez celui avec les volets bleus qui fait de travaux. Depuis sa fenêtre, il lui a crié dessus en disant que lui et ses ouvriers étrangers faisaient trop de bruit, qu’ils faisaient du sale boulot avec les gravats dans la rue, qu’il allait en parler au patron, 

Il n’a probablement pas dit non plus « ouvriers étrangers » mais une expression similaire sans ambiguïté sur la nationalité des ouvriers en question. Ce n’était plus des « gens comme vous », on avait changé de continent.

Nous écoutons. C’est tranche vie, il ne s’arrête plus.

-       Sauf qu’en fait, ce qu’il savait pas c’est qu’il s’adressait au propriétaire.

Il rit. Moi moins. Découvrir cet autre voisin sous ses aspects peu reluisants ne me fait pas plaisir. Pendant le confinement, on avait un peu sympathisé avec celui-là, en se parlant de jardin à jardin : nous sur le toit de notre cabane à cultiver nos légumes et lui sur son échelle à tailler ses arbres. Il cherchait des plans de fraisiers, et nous des aiguilles à tricoter. Je lui avais donné un tuyau pour en acheter et il nous ait prêté des aiguilles à tricoter - grandes en bois, joliment assorties qui servaient de décoration dans son salon On les lui a rendues depuis, une fois qu’on a pu en acheter.

Mister Weed en connait un bout sur les habitants de son quartier. C’est certainement une compétence liée à son métier. Ne serait-ce qu’en disant bonjour, je suis du bon côté, du côté celles et ceux qui sont polis, ou alors des « gens comme vous » aussi peut être.

Je ne sais plus de quoi il nous parle encore un moment, J’insiste avec mes courgettes, je veux m’en débarrasser et je suis à court de relances. 

Le plus dur reste à venir, germination, plantation récolte. Il y a trois graines, délicatement emballées et des instructions précises pour les planter. Avec mes mains vertes, je ne vais pas m’y risquer, quelqu’un de plus jardinier que moi s’y mettra. 

Nous avons fini par rentrer chez nous, lui repartait en promenade avec Dounia, sa journée venait de commencer, nous notre lit nous attendait. En tout discrétion, il nous a crié depuis l’autre côté de la rue « surtout vous ne dites rien hein ? ».

Rassurez-vous on ne dira rien .

J’ai eu cinquante ans, ce jour-là, et des graines. Il ne le sait pas, mais c’est un très beau cadeau d’anniversaire.

vendredi 27 janvier 2023

Une histoire de contacts

Johnny Clegg et le souvenir des épaules de l'autre

Il n’est pas nécessaire de bien me connaitre pour savoir que je n’aime pas trop les bises, les mains sur les épaules, les embrassades en général, bref toutes démonstrations tactiles, autres que ceux de mon cercle très proches c’est à dire mon iFamille. Longtemps, j’ai reculé quand on s’approchait pour me dire bonjour, je me suis raidie dès qu’on me touchait. Je ne dis pas que cela ne m’arrive plus, je dis jusque que cela m’arrive moins souvent. Je tends la main quand les gens s’approchent, même les femmes, ce qui surprend toujours un peu ceux que je rencontre pour la première fois. 

Et le Covid est passé par là (j’adore !), je passe maintenant pour une hygiéniste, comme beaucoup, ce qui masque mon appréhension d’être approchée de trop près. 

C’est un réflexe, que j’ai beau savoir inadapté dans beaucoup de cas voire antisocial, je crois qu’avec les années je l’aime trop pour l’abandonner là, pour y renoncer.  C’est qui j’ai été, qui je suis encore parfois, et qui j’aime être. Autre chose serait me trahir en partie.

Il y a quelques un de mes proches ami·es qui n’hésitent pas ou peu, voire jamais et qui font comme si j’étais normale, et qui me prennent dans leur bras à la première occasion. Ça me coupe toujours le souffle et dès que ça dure un peu, c’est désagréable. 

Je pourrais faire une chronologie précise de ces moments tellement ils sont rares, et me restent étrangers. 

De cet ami que j’ai retrouvé après des années et qui m’a tenue dans ces bras sur une route de montagne, de nuit quand nous nous sommes croisés en voiture, un temps, qui m’a semblé toute la durée de la nuit. 

De celui qui me tenait la main en regardant le ciel étoilé l’été. De mon iMari – quand on ne savait même pas qu’il le serait un jour ni i ni Mari)  qui m’a installée sur ses genoux lors d’une fête.

Cet autre, qui assis à côté de moi m’a demandé « est -e que je peux m’approcher ? ».

De ces gens qui osent ou ont osé être si familiers si proches de moi. Comme un privilège que j’accorde. Malgré moi.

Et l’autre jour, au détour d’une réflexion sur le sujet, m’est revenu un souvenir, qui a toute sa place dans la chronologie et qui pourtant avait glissé du tableau.

Quand j’étais au lycée dans les Hautes Alpes, j’écoutais Johnny Clegg. J’avais son 33 tours (que j’ai toujours), nous étions plusieurs à mettre de pièces dans le jukebox du Bar le Lyon pour entendre Scatterlings of Africa ou Asimbonanga. Quand Johnny Clegg a fait sa tournée mondiale et qu’il est passé à Grenoble - c’était la salle de concert la plus proche à l’époque – j’ai fait le siège de mes parents qui m’y ont emmenée à la condition d'y emmener mon frère. J’aurai dit oui à presque n’importe quoi pour ce concert.

J’y ai retrouvé deux copains du lycée, et le frère de l’un deux. Les frères étaient la condition parentale pour ce concert apparemment.  C’était deux bons copains, on passait beaucoup de temps ensemble, on skiait aussi le week-end. Et donc, comme c’était des potes, on ne s’embrassait pas pour se dire bonjour par exemple. J’étais en classe avec l’un, je faisais les maths et la physique, lui me prêtait des livres, car il avait les moyens d’en acheter plein. Il était grand, bien taillé, comme un rugbyman,  ce qu'il était le week-end.  Je n’étais pas très haute, peut-être un peu moins qu’aujourd’hui. Dans la fosse, en concert je ne voyais pas grand-chose. A la première chanson, il s’est penché vers moi « tu le vois ? ».  Bof, j’ai du répondre. Et avant que j’ai réagi, il m’avait mise sur ses épaules. Il m’avait attrapée, portée, installée comme un enfant, sur ses épaules. Il me tenait les jambes pour que je sois équilibrée. 

Et j’ai passé le concert là haut. Tout le concert. 

Comment j’ai pu me laisser porter comme ça pendant si longtemps ? Assise sur ses épaules, avec ses mains sur mes genoux ? C’est un mystère. Je me rappelle très bien de Johnny Clegg, de son visage, de son energie, de ses danses. Je ne me rappelle pas du contact des épaules de mon ami. Je me rappelle de ses mains, sur mes chevilles, mes mollets ou mes genoux. Elles étaient belles. Je me rappelle de sa sueur sur le visage quand je me suis penchée : « descends moi, c’est bon, j’ai vu ». 

Et il me répondait "non", en donnant un coup de buste qui me replaçait droite. 

Comment j’ai pu tolérer ça, je me le demande encore. 
Johnny Clegg est la réponse, certainement. 
Je devais être en confiance avec ce gars. 
Si je devais le croiser aujourd’hui, je lui dois des remerciements, pour l’expérience. 
De la possibilité qu’il m’a donnée à 16 ans de tester la proximité et d’en sortir indemne.

J’ai désormais associé Johnny Clegg avec les épaules et les mains de ce gars. C’est la moindre reconnaissance que je peux lui faire.