dimanche 31 janvier 2021

Les femmes lisent et les hommes en parlent

 
Collage du dimanche soir

Les lecteurs sont des lectrices. Le lectorat de Lire magazine littéraire  (Baptise Liger, rédacteur chef me l'a écrit dans sa réponse à mon courrier) est majoritairement féminin. En 2017, une étude montre que les lecteurs sont à 70% des femmes. Elles achètent des livres, elles vont à la bibliothèque, elles se les passent entre elles (j'adore passer à une copine un livre que j'ai aimé), elles en offrent (90% des cadeaux que je fais).
Et pourtant les émissions phares à la télévision sont animées par des hommes. Pas étonnant qu'ensuite la sélection est majoritairement  des romans ou des ouvrages écrits par des hommes.

En faisant du  rangement, je suis (re)tombée sur un dossier de Lire magazine littéraire publié en octobre 2020 : "en plein dans le PAF", comment les livres sont promus par les médias au travers des émissions.
Le point central de ce dossier est que depuis la disparition d'Apostrophes rien ne va plus : "trente après sa disparition Apostrophes fait toujours figure de paradis perdu". Ah le paradis perdu offert par Bernard Pivot.

N'oublions pas que Bernard Pivot a reçu plusieurs fois (10 fois) Gabriel Matzneff au sujet de ses romans racontant (et faisant l'apologie de) ses relations sexuelles avec des mineurs (dont Vanessa Springora). Il n'a pas pris parti quand dans l'émission où il y avait Denise  Bombardier, celle-ci s'est insurgée sur les propos de Matzneff. A voir ici la séquence. 
C'était en 1996, la loi était claire sur les relations sexuelles avec des mineurs, mais au nom de l'art, "de la littérature" (a-t-il dit l'année dernière) Bernard Pivot le recevait dans son émission.
N'oublions pas non plus que le même Bernard Pivot s'est fendu d'un tweet en parlant de de Greta Thunberg : 
"Dans ma génération, les garçons recherchaient  les petites Suédoises qui avaient la réputation d'être  moins coincées que les petites Françaises. J'imagine notre étonnement, notre trouille, si nous avions approché une Greta Thunberg..."
Ce sont les paroles d'un monsieur de 85 ans à propose d'une jeune fille de 16 ans.

Alors "le paradis" d'Apostrophes n'est pas perdu pour tout le monde. Et visiblement, les femmes s'en passeront, et notamment les jeunes. Voire même nous nous en porterons mieux, puisque c'est nous qui lisons. 

Pour autant, qui nous parlent de livres à la télévision ou la radio ? 

Citées dans Lire, quelques grandes émissions, avec la photo de leurs animateurs. Tous des hommes.

La Grande Libraire de François Busnel. C'est celle que j'écoute de temps en temps, en podcast. Je l'écoute selon les invités, les thèmes. Il a un avantage ce François, il est le compagnon de Delphine de Vigan (sacrée écrivaine) et un copain de la Grande Sophie ("Martin, est-ce que tu viennes demain?". Il est aussi à l'origine de la revue America (RIP), magnifique revue, bonheur à lire. J'ai découvert des auteurs, de romans avec cette revue. Mais. Oui, il y a un mais : America est dominé par des interviews d'hommes, à croire qu'aux USA il n'y a que des écrivains homme. Il y a un deuxième mais. Il remercie son équipe de tournage, ceux avec qui il travaillent depuis si longtemps (20 ans je croie). Ils sont quatre. Quatre hommes. 
 
Boomerang par Augustin Trapenard sur France Inter. Il est chouette Augustin, c'est pas le sujet. Il a même reçu un prix pour son engagement dans l'égalité Homme/Femme dans son métier. Incroyable, on donne des prix aux hommes pour ça?  

Fréderic Taddei pour Interdit d'interdire. ce monsieur que je ne connais que de nom, anime d'autres émissions sur d'autre radios... Bref  il truste les ondes. Avec plus ou moins la même sélection tout du long.

 Jerome Garcin pour le Masque et la Plume (France Inter). Je ne peux rien en dire, je n'écoute que lors de retour de congés en voiture. Jerome Garcin m'ennuie, comme ses livres.

Dans l'article de fond, sont citées quelques femmes tout de même dans Télématin, ou Claire Chazal sur France 5. Deux femmes. Deux émissions animées par des femmes pour parler de livres.
Et ça continue, quand on cite France Culture (encore deux hommes pour La salle des Machines de Matias Enard, la Compagnie des auteurs de Mathieu Garrigou-Lagrange), chez RTL c'est aussi un monsieur livres qui anime deux émissions à lui tout seul.

C'est désolant. Je suis abasourdie. Je comprends pourquoi finalement je ne regarde pas la télévision ni n'écoute trop la radio. Ma cueillette de lecture est trop sporadique parmi tout ça. 

A quand une émission littéraire animée par une femme?

dimanche 17 janvier 2021

Sexisme ordinaire au bureau

C'est un long chemin glissant

Nous sommes lundi matin, en réunion Teams ce qui est devenue la norme dans l'année, et toutes les semaines (autre nouvelle norme qui me coûte et me saoule). Je suis avec mes 5 associés, des mâles blancs, quinquagénaires, hétérosexuels, en couple, tous en deuxième union (mariage ou pas) et les 2 plus vieux (51 et 56 ans) avec des femmes beaucoup plus jeunes (15 et 20 ans de moins). 

Je crois que je ne l'ai jamais formulé comme ça. Et ça me fait un choc. C'est ça mon environnement professionnel? C'est avec eux que je commence mes semaines, tous mes lundis. Ca manque de diversité. Régulièrement  je me dis que j'aime mon boulot, mes clients, que je trouve leur compagnie plus agréable que celle de ma boite, et pourtant il m'arrive de me demander ce que je fais encore là. Un malaise dont je n'arrive pas exactement à formuler. Je crois que je tiens une piste.

Donc lundi matin. On passe sur le fait que je suis la première à me connecter, toujours à l'heure. 

On passe aussi sur le fait qu'ils se racontent des trucs entre eux sur leur week-end, sur leur vie, ils font des blagues. Je serai incapable de dire de quoi ils parlent pendant les premières 5 mn. Je n'écoute pas, je ne participe pas, et on ne me demande jamais rien dans cette séquence. C'est encore plus facile d'être invisible à distance.

On passe aussi sur le fait qu'ils parlent beaucoup, chacun, sur tous les points qu'on a à voir. Ils ont toujours tous un truc à dire. Ces mecs doivent être géniaux, et je ne m'en rends pas compte.

On passe aussi sur le fait que j'ai du hausser le ton  quand on m'a coupé la parole alors que je n'avais pas fini. J'ai du dire plusieurs fois à la suite "j'aimerais bien finir", crescendo pour à la fois terminer ma phrase et dire mon 2ème point. On note que je n'ai pas dit "ta gueule j'ai pas fini", "ni laisse loi finir" mais juste  que j'aimerais bien finir ma phrase (au conditionnel tendance futur tout de même)

On passe aussi sur le fait qu'ils reprennent régulièrement les points des uns et des autres :  "je suis d'accord avec Kevin", "comme l'a dit Raoul", "dans la poursuite de ce qu'a dit Gaston"... C'est assez étonnant. Comme je m'ennuie beaucoup dans ces réunions, je vais compter ça demain : le nombre de fois où ils se citent les uns et les autres. C'est pernicieux, car quand je veux  faire passer une idée qui n'a pas été dite, je commence comme ça aussi "tout à fait d'accord avec Titi, et d'ailleurs....". Je dis rarement que je ne suis d'accord, je l'ai testé dernièrement, frontalement. Ca n'a eu aucun effet.

Une fois qu'on est passé outre tout ceci - je me rends compte que c'est déjà beaucoup, en vrai je suis déjà à saturation à 10h le 1er jour de le semaine -  on arrive à ce que je voulais vous raconter.

People review : c'est le moment où on fait la revue des consultants  selon notre référentiel de compétences (pas trop pourri le nôtre si on prend la peine de l'utiliser vraiment), chacun donne son point de vue en fonction des 4 cadrans du référentiel. Arrive le tour d'examiner le cas de Jennifer, qui est est la compagne d'un des associés (pas n'importe lequel : le Président fondateur). Et oui! Sinon ce serait trop simple. Donc ce monsieur, grand seigneur, propose de se déconnecter pour que nous fassions cette évaluation sans lui :  
  • ca depend ce qu'on évalue! dit le 1er
  • Rires. 
  • Il faudrait alors un 5ème cadran! dit le 2nd
  • Rires et considération sur le 5ème cadran.
Je suis atterrée. Mon micro est coupé, mon coeur bat à 200 à l'heure, j'ai l'impression d'avoir reçu un coup sur le plexus, je suis à bout de souffle.
J'ai été incapable de dire quoi ce soit sur le moment. 3 des gars ont participé à la blague, on rit comme si de rien n'était, y compris celui dont la compagne était évoquée. Les 2 autres, micro coupé, n'ont pas réagi  : je ne sais s'ils ont ri, s'ils étaient choqués. Pas de commentaires.
Banal. 
L'échange était banal.

J'ai mis la journée à digérer le truc et le soir j'ai pris mon téléphone  et j'ai fait le tour des 3 blagueurs.

Le premier qui anime la réunion : "oui c'était relou, on est trop nombreux  pour faire ce genre de blague". C'est une blague? Non, ce n'est pas une blague. C'est un propos sexiste et irrespectueux envers une de tes employées. 
Trop nombreux? Ca veut dire que si on est une petite boite on pourrait faire ce genre de commentaires? Dur. Mais je n'ai pas argumenté. Contente déja qu'il soit d'accord et qu'il dise qu'il fallait qu'"on" arrête. Pas moi. Vous.

Le deuxième - celui de la première repartie "ça depend ce qu'on évalue" - m'a écouté puis m'a dit "bonne soirée" et il a raccroché. C'était l'Antarctique sur les ondes.

Le troisième - celui  dont c'est la compagne dont on parle - m'a fait un discours avec des drôles d'arguments, peut-être des menaces (mais je ne sais pas à qui elles étaient destinées), bref une réponse embrouillée mélange de haine "c'était un rire félin", de rancoeur "ça fait 5 ans que je ris de ces remarques" et de généralité "dans cette boite on traite mal les femmes". Mais c'est TA boite, c'est TA compagne, c'est Toi  qui a le pouvoir  ici. Mais il m'a remercié d'avoir dit ce que j'avais à dire. Ouf.

Et c'est moi qui dis. Pas assez souvent, j'en conviens. Je commence comprendre pourquoi  je  rêve si  souvent de créer ma propre boite (si j'avais 10 ans de moins...), et pourquoi je fantasme de la créer avec d'autres femmes - presque uniquement.

Demain c'est lundi. Le premier lundi depuis la blague. Haut les coeurs.

Compter #3 : réponse du magazine qui fut un jour mon preféré

Contre jour au Parc de Sceaux

Le 22 décembre j'ai écrit au courrier des lecteurs de Lire Magazine littéraire, agacée par le numéro  de décembre les 100 livres de l'année.  J'ai publié ici (et sur Linkedin une version un peu édulcorée) la lettre que je leur ai adressée.

J'ai reçu un réponse du "rédac chef", Baptiste Ligier le 25 décembre à 16h12.

D'abord, je n'aime pas ses éditos, je les trouve mous, et sans intérêt, d'une certaine manière ils ne retracent que le sommaire... Faire un édito est un art, au delà du sommaire et de l'air du temps, il fait donner le fil rouge du magazine, les choix faits et parfois "problématiser". Peu d'éditos valent la peine. Ceux de François Busnel, quand il était à la tête de Lire  - étaient des pépites... Et  depuis son départ, je lis évidemment América (et il a ya a dire sur le traitements du  sujet homme/femme dans ce magazine aussi!), mais surtout les grands thèmes de Lire sont devenus beaucoup moins interessants (qui s'intéressent aux animaux de compagnie des écrivains?).

Je sais, je râle, mais c'est tout de même le rédacteur en chef qui répond. Le jour de Noël. Ca m'interroge aussi. Que ce monsieur n'ait rien de mieux à faire le jour de Noël que de répondre à une lectrice agacée m'interloque. Tout le monde n'est pas obligé de fêter Noel, nous le fêtons nous-mêmes d'ailleurs d'une façon qui nous est propre et en dehors des sentiers battus de ce qui s'impose comme "traditionnel". Ce jour est tout de même un jour férié, n'a-t-il pas mieux à faire ? Comme par exemple lire des livres écrits par des femmes (je lui en dresse une liste si besoin!).

Il n'a pas pu s'en empêcher. Il n'a su s'empêcher de rien. Et pourtant ça commençait bien.

Me proposer de m'envoyer "quelque chose qui devrait me faire plaisir" a été son premier faux pas, avec moi du moins. S'il voulait vraiment mer remercier, il a mon nom et mon  prénom, ça doit être très simple de récupérer mon numéro d'abonnée et mon adresse et d'envoyer ce qu'il veut sans l'annoncer. 

Et ensuite il s'est justifié. En trop de points.

En détaillant d'abord tout le reste du magazine : "mais enfin Monsieur, je sais lire. j'ai lu le reste, j'ai  tout lu ce que vous mentionnez". Camille Laurens (trop conventionnelle pourmoi), et Enid Blayton (trop caricaturale), et j'adore la chroniqueuse qui suit qui explique pourquoi elle déteste Le club des 5.

En expliquant que d'autres que moi (lectrices) se mettent en colère quand il y a trop de femmes mises en avant "Monsieur, c'est à cela que sert un édito, à expliquer les choix. Mais j'en conviens  pour que les gens lisent l'édito, il faut qu'il ait du relief". Je n'ai pas lâché la lecture de l'édito, j'en commence toujours la lecture, et je vais au moins jusqu'au 1er paragraphe, parfois plus loin, rarement jusqu'au bout. Insipide, je m'y ennuie, autant lire le sommaire.

En disant que son métier est compliqué entre les retours des lectrices et la composition de la rédaction "Monsieur, c'est exactement votre job. Je vous dois cependant de reconnaitre qu'au moins vous y réfléchissez."

Je crois qu'au final, même si ce n'est pas la réponse que j'aurai aimé recevoir, sa lettre m'a faite sourire, surtout la fin un peu en vrac, pas très organisée dans ses arguments (un peu comme ses éditos),  un peu comme quelqu'un qui fait une conversation, sans réfléchir à son papier. Ca a le mérite d'un minimum d'authenticité, du gars un peu pris au dépourvu, et qui tente quelque chose. 

J'ai donc réfléchi à une réponse qui m'aurait plu. Elle aurait été plus courte, sans justification aucune, et aurait dit ce qu'il faisait de mes questions : comment ça l'interpellait, qu'est-ce que ça posait comme sujets chez eux : dans leur organisation, dans les équilibres  entre les deux rédactions, dans les reflets de la société à traiter en littérature... Ce qu'il a un peu tenté dans son courrier. Je crois qu'en réponse j'aurai aimé connaitre les questions qu'ils se posaient au journal sur ce sujet. Il l'a un peu fait, mais pas assez, trop dans une position défensive, un peu en position de "'mansplaining".

Oui je suis exigeante. Nous devons tous l'être. Pas que les femmes.

Chère lectrice,

Tout d'abord, je tiens à vous remercier pour la richesse et la précision de votre message - nous ne recevons pas tous les jours des missives aussi détaillées dans leur contenu. Il convient d'ailleurs de prendre en compte ce que pointez et j'aurais tendance à dire que nous avons justement besoin d'être mis en alerte pour pouvoir proposer la meilleure publication possible. De rectifier le tir, si cela s'impose dans la gestion des multiples paramètres à prendre en considération. 

A ce titre, Lire Magazine littéraire n'existant en tant qu'entité unique que depuis juillet, pourriez-vous m'indiquer si vous étiez parmi les abonnés de Lire ou du Magazine littéraire (les profils des lecteurs de ces journaux sont, contrairement à ce que l'on pourrait imaginer, très différents)? Et pourriez-vous me donner votre numéro d'abonnée et vos coordonnées ? J'aimerais en effet, pour vous remercier, vous faire parvenir quelque chose qui devrait vous faire vous faire plaisir (enfin, je l'espère !). 

J'aimerais toutefois rebondir sur certains faits ou arguments que vous avancez. 
Vous oubliez en effet que, dans ce numéro de fin d'année, le titre de livre de l'année a été décerné à... "Fille" de Camille Laurens, avec un entretien sur six pages, par Claire Chazal. Je ne sais pas si vous avez lu ce roman - à mon avis, remarquable et important -, d'inspiration autobiographique (enfin, pas seulement...), mais il symbolise tout de même quelque chose. 

Aussi, vous omettez la présence du dossier principal consacré à Enid Blyton, sur une grosse dizaine de pages. Il nous a semblé intéressant de mettre en avant cette auteure, souvent un peu méprisée en France et pourtant essentielle dans l'histoire littéraire (au-delà du seul rayon "jeunesse"). Fait troublant, à l'opposé de votre vision, nous avons reçu des courriers nous reprochant d'avoir voulu "réhabiliter" la Britannique pour des raisons extra-littéraires et de féminisme opportuniste ! Si vous reprenez ce dossier, vous verrez d'ailleurs que nous avons laissé une parole "négative", représentant ceux qui n'aiment pas Enid Blyton, à notre chroniqueuse Stéphanie Hochet. Et pas à un homme...  

Cela me rappelle plusieurs messages de lectrices furieuses du numéro de rentrée qui, dans les choix rédactionnels, mettait majoritairement en avant des romancières (si, oui, Emmanuel Carrère était le sujet du grand entretien de Claire Chazal, les "gros sujets" étaient quasiment tous féminins : l'univers dédié à Carole Martinez, un portrait de Muriel Barbery, une ouverture du cahier critique sur les romancières québécoises - je vous recommande le Marie-Eve Thuot, aux éditions du Sous-sol -, une ouverture étrangère sur les héritières de Toni Morrison... Sans oublier le dossier Simone de Beauvoir !). Il ne s'agit pas de reprendre un numéro "numériquement" très féminin dans son contenu, mais de signaler des réactions négatives sur celui-ci de la part de femmes suspectant une volonté "politique" prenant le pas sur les seuls jugements littéraires (les lectrices en questions n'ayant pas forcément apprécié plusieurs des ouvrages que nous avions choisi de soutenir, pourtant hors de toute question de genre - à savoir ceux de Carole Martinez et Muriel Barbery...). Comment, dès lors, trouver un équilibre, une position entre ces réactions et votre message ? J'avoue, humblement, que c'est très compliqué... 

La meilleure manière de tenir la ligne rédactionnelle de Lire Magazine littéraire, en ce qui concerne le cahier critique, est avant tout de se baser sur les préférences des rédacteurs et la nécessité de traiter l'actualité. C'est sur cette sélection qu'ensuite, des équilibres, fatalement imparfaits, inexorablement injustes et sujets à la critique, peuvent être trouvés. Et ceux-ci sont multiples : les lecteurs doivent avoir à la fois des ouvrages très grand public et d'autres plus pointus ; des écrivains très connus et des découvertes ; des romans intimistes et des fresques ; des gros pavés et des opuscules de quelques dizaines de pages... Prenons le cas de la littérature étrangère : il faut que des langues très variées soient au coeur du numéro mais, problème, la production éditoriale traduite est très majoritairement anglo-saxonne...Pour les essais et documents, il semble également essentiel que les disciplines traitées soient multiples (histoire, société, psy, philo, sciences, enquêtes, etc.). Ajoutez à cela la variété idéologique ou doctrinale, et l'envie donner une chance à un maximum d'éditeurs - même si les grandes maisons ont souvent une large part, pourtant pondérée par nos soins... 

En ce qui concerne la rédaction de Lire Magazine littéraire, vous n'êtes pas sans savoir qu'elle est le fruit de la fusion de deux rédactions et que les membres de celles-ci, pour l'essentiel des pigistes, ayant choisi de suivre cette aventure (certains ont préféré partir, et c'est un choix naturellement respectable) ont des droits (heureusement !) et certains "volumes de piges" à respecter. Numériquement, les hommes doivent dès lors être légèrement plus nombreux dans cette nouvelle structure mais il n'y a pas, dans le détail, d'incidence dans les préférences du cahier critique de la part des un(e)s ou des autres, je vous assure. Le numéro évoqué n'est, d'ailleurs, pas forcément le plus représentatif car, derrière la formule "les 100 livres de l'année", il y a une volonté de mêler des éléments très divers : coups de coeur des journalistes mais aussi succès majeurs de librairies et livres ayant provoqué un très large débat - histoire de proposer un panorama assez large entre "objectivité" et "subjectivité".Et, comme l'avez noté, nous sommes aussi tributaires des parutions, des catalogues des éditeurs, des programmations, des aléas des publications et du jugement que nous pouvons porter sur celles-ci...  Et des domaines éditoriaux où, selon les étiquettes, les hommes ou les femmes sont davantage publiés...

Par ailleurs, si l'on établit un système de représentativité sur tel ou tel critère identitaire (individuellement tout à fait recevable mais qui pourrait mener au final à des systèmes combinatoires très artificiels), sachez qu'il y a des domaines - au-delà de la question hommes-femmes - particulièrement problématiques (peu de le dire). Par exemple, je m'inquiète de ne recevoir, parmi les centaines de candidatures spontanées arrivées à la rédaction ces dernières années (pour Lire), certains types de profils qui pourraient enrichir la rédaction (qui, de surcroît, se révèlent généralement des lettres-types sans connaissance du projet ou d'intérêt pour le support...). Et, à l'inverse, d'avoir une très large surreprésentation de profils ou C.V. tout à fait intéressants et motivés, mais quasi-similaires et interchangeables. 

Pour reprendre des clichés, comment concilier le fan de romanciers très populaires, cherchant avant tout une littérature divertissement, et l'admirateur de poésie antique ou de philosophie germanique postmoderne ? Au-delà des attentes sur l'objet-livre (et sur nos envies de vouloir livre, à un moment donné, tel ou tel ouvrage), il y a aussi une grande diversité idéologique des lecteurs et nous nous devons de les respecter.

Au demeurant, nous sommes d'autant plus sensibles à votre message que le lectorat de Lire était, dans notre dernière étude, très majoritairement féminin (il faudrait voir dans quelle proportion exacte, désormais, avec Lire Magazine littéraire) - tout du moins dans les éditions courantes (c'était beaucoup plus équilibré, voire inversé, sur les hors-série...). Une différence qui correspond, grosso modo, à celle des lecteurs de romans (plus des deux tiers sont des femmes - de mémoire, c'est plus nuancé sur les essais et même inversé sur la bande dessinée) et à la sociologie des étudiants en lettres. Aussi - je le dis pour vous taquiner ! -, ne faudrait-il pas aussi établir la parité dans les universités afin que les garçons soient présents, pourquoi pas, à hauteur de 50 % ? Si oui, comment faire ? Long processus, j'en conviens... 

Avec quoi qu'il en soit, tout mon respect et l'assurance de mes sentiments les meilleurs,

BL, directeur de la rédaction de Lire Magazine littéraire

vendredi 1 janvier 2021

Et que la vie se montre à nouveau


Collage

Se tenir à l'affut, c'est accepter qu'il ne se passe rien,
Il fait froid, on respire mal, on se tait, on se camoufle, on s'annule,
on finira par oublier sa propre présence, vertu suprême.
On attend l'animal et, contre le  dogme du  "tout, tout de suite"
il conviendra de préférer le  "peut-être, jamais"
(...)
En voyage, l'espace défile et  les jours se succèdent avec leur lot d'imprévus.
A l'affut, c'est le temps qui imprime ses infimes nuances.
la lune se lève, un rapace trace sa boucle dans le ciel,
une colonne de poussière monte, un mammifère apparaitra peut-être.
Rien n'est moins sûr.
Parfois, seul le silence s'offrira à notre patience.
la récompense se tiendra dans l'attente elle-même.
Quand on aime passionnément la vie, on n'exige pas qu'elle se montre.

Tibet animal minéral - Sylvain Tesson sur des photos de Vincent Munier

Le parallèle est facile avec nos vies confinées.

Je ne crois pas que la récompense soit dans l'attente elle-même, et je nous souhaite qu'en 2021 la vie se montre de nouveau.

Je veux la lune ET le passage de n'importe quel mammifère. Je veux le lot d'imprévus des voyages ET les nuances du temps. Je veux la patience de la vie, le silence de la nuit, le bruit de l'attente...

Je suis désormais trop vielle pour le peut-être jamais (sans virgule entre les deux). Bref je veux tout ce que je suis capable de vivre. J'en ai marre d'attendre. Je bouge. Tant pis pour la panthère.

Deux mille vingt et unes ruptures

Collage 
 

C’est étonnant comme ces derrières années le mot rupture (et surtout son adjectif disruptif) est devenu à la mode, en particulier dans nos environnements professionnels. A la mode, et porteur de positif, d’un imaginaire et d’implicite de l’ordre du magique qui résoudrait (presque) tout.

C’est extrêmement étonnant à plusieurs titres.

D’abord, quand on y pense, dans la vie tout ce qui se rapporte à la rupture véhicule une sémantique et un univers qui n’est pas ce qui est prévu, qui apporte des chamboulements, du désordre, des difficultés, voire du malheur. Que ce soit la rupture amoureuse, (et son corolaire le divorce), la rupture d’anévrisme, la rupture conventionnelle, la rupture de la branche (sur laquelle on est assis…), le point de rupture en étant l’extrême limite.

Dernièrement la rupture de mon équilibre au ski de fond (puis-je dire un équilibre disruptif ?) a entrainé de façon quasi systématique ma chute. Rien de positif dans cette expérience. A tout point de vue, j’aurai préféré ne pas tomber. Même si j’ai appris à me relever – j’en suis fière – je maintiens que j’aurai préféré ne pas tomber, quitte ça ne jamais savoir me relever.

Une rupture est avant toute une fin - même quand on l’a voulu - suivie d’une période d’incertitude (avant qu’il ne se passe autre chose). La rupture de la branche nous fait tomber, les conséquences peuvent être graves, tout comme l’anévrisme. Quand on parle de rupture amoureuse, ce n’est jamais simple (sinon on dit juste : on s’est séparé), il y a sous-entendu quelque chose de cassé, d’irrémédiablement détruit, comme la branche. Il n’y a rien de magique dans les ruptures qui surviennent dans nos vies, il y a surtout un choc, à encaisser, à surmonter qui demande de l’énergie (comme de se relever chaussée de skis de fond). 

On ne cherche pas la rupture en se disant que c’est une solution qui nous permet d’avancer, ni parce qu’on va en sortir plus fort (tout ce qui ne tue pas renforce !), ni parce qu’on y cherche un sens. Si sens il doit y avoir, c’est après, parfois bien longtemps après, pas au moment où la branche se casse.
Rompre sa routine, c’est la forme la plus proche d’une expression positive du champ lexical de la rupture. Personne n’aime rompre sa routine – ou quand on rompt souvent avec sa routine, c’est que ce n’en est pas une – et ça a un coût, ça demande un effort. 
Faites juste un test. Vous avez l’habitude d’aller acheter votre pain à la boulangerie au coin de la rue. Changez de boulangerie la prochaine fois. Soyez honnête avec vous, quelles sont toutes les pensées qui vous viennent pour ne pasle faire : je n’ai pas le temps, il pleut l’autre est plus loin ; à cette heure elle n’a plus la baguette ; je n’aime pas la vendeuse ; son pain est moins bon ; je risque de croiser un tel… 
Une fin d’abord. Puis de l’incertitude. Ce qu’on ne sait pas. 

Vais-je arriver à me relever avec ces fichus skis aux pieds ? Pendant un moment, je ne sais pas. Pendant un moment, je crois que je ne vais pas y arriver, du moins sans aide. Or je veux me relever seule. C’est important pour mon autonomie : tomber seule, me relever seule. C’est un effort, physique et psychique, ça me demande de tester, d’essayer, de recommencer, ça me demande d’innover, ça ne se fait pas tout seul. Je dois arrêter de ricaner bêtement sur mon sort pour m’en sortir justement.

Alors pourquoi tant d’engouement pour ce qui est disruptif ?

Et pourtant, je vais nous souhaiter une année disruptive.
Que 2021 soit en rupture avec la précédente.