samedi 28 janvier 2023

Je vous ai déjà parlé de mon voisin?* - Episode #3

 #3

Kosher Choco Kush. 

Ça fait rond dans la bouche. Comme un truc à sucer, à laisser fondre tout en le roulant entre la langue et le palais.

Il était une heure du matin, il faisait chaud, il nous parlait de ses oiseaux après m’avoir donné des graines. Puis il a parlé de son voisin d’en face, la maison du même côté que la nôtre.

De la cour, je voyais son entrée, un meuble à étagères, rempli de mangas de haut en bas. Je ne l’imaginais pas lire. Mais est- ce que je l’imagine dans sa vie ? Je ne sais rien de sa vie, sauf son chien, ses maillots de foot, ses claquettes l’été, et le permis qu’il n’a pas. Je ne devrais pas être surprise des mangas, s’il vend des figurines en ligne. Il en vend peut-être vraiment, des figurines je veux dire.

Il ne l’aime pas, le voisin d’en face :

-       Il ne dit jamais bonjour. Et il a une drôle de façon de s’adresser aux gens.

-       Ah bon ?

-       Une fois il avait fermé sa voiture avec les clés dedans. Vous savez sa Mini, celle dont il prend tant soin. Il avait qu’à en prendre plus soin et pas enfermer ses clés dedans.

Je sais qu’il aime sa Mini. Je me suis retrouvée un jour avec un petit mot sur mon parebrise « vu le grand âge de ma voiture, pourriez-vous y aller avec plus de douceur quand vous vous garez ? ».

C’était l’époque où j’emmenais encore les enfants à l’école primaire, tous les jours en voiture. Je repassais à la maison vers 8h30, à une heure d’affluence dans la rue, à l’heure où les parents cherchent à faire juste un stop pour poser leurs petits à la crèche, où ceux qui prennent le RER sans payer le parking veulent se poser en zone verte, et où les vieux qui ont rendez-vous au centre de santé roulent à moins de 10km/heure. Et moi, pressée de me garer et de repartir travailler en scooter. Une période stressante, speed où le temps était le Graal et je n’en avais pas à moi. 

Heureusement, j’étais une as du créneau - côté droit en particulier, (je le suis toujours), et je savais me glisser dans des espaces étroits « à la Parisienne », en poussant un peu les pare-chocs des voitures stationnées devant et derrière. Sa Mini souvent. Sa grande Dame. Il m’avait observée depuis sa fenêtre. Mister Weed aussi sûrement, mais pas aux mêmes heures

Mister Weed se marre encore, mais doux amer

-       Il est venu me voir et il m’a dit « vous pourriez m’aider à ouvrir ma voiture ? les gens comme vous savent faire ça non ? » Ça veut dire quoi les gens comme moi ?

Je voyais bien la scène. Je me voyais aussi ouvrir la portière de la Mini en faisant glisser un cintre le long de la fenêtre. Je ne sais pas si les gens comme lui savent faire, mais moi je l’ai déjà fait, pas sur une Mini mais sur une 205, il y a longtemps.

-       Les gens comme moi ! Qu’il se débrouille et laisse les gens comme moi en dehors de ça.

Il n’a probablement pas dit débrouille, il est plus vindicatif. Il souffle par le nez, plus dédaigneux qu’en colère.

-       C’est pas un mec bien celui-là. L’autre jour il a interpellé le nouveau voisin, vous savez celui avec les volets bleus qui fait de travaux. Depuis sa fenêtre, il lui a crié dessus en disant que lui et ses ouvriers étrangers faisaient trop de bruit, qu’ils faisaient du sale boulot avec les gravats dans la rue, qu’il allait en parler au patron, 

Il n’a probablement pas dit non plus « ouvriers étrangers » mais une expression similaire sans ambiguïté sur la nationalité des ouvriers en question. Ce n’était plus des « gens comme vous », on avait changé de continent.

Nous écoutons. C’est tranche vie, il ne s’arrête plus.

-       Sauf qu’en fait, ce qu’il savait pas c’est qu’il s’adressait au propriétaire.

Il rit. Moi moins. Découvrir cet autre voisin sous ses aspects peu reluisants ne me fait pas plaisir. Pendant le confinement, on avait un peu sympathisé avec celui-là, en se parlant de jardin à jardin : nous sur le toit de notre cabane à cultiver nos légumes et lui sur son échelle à tailler ses arbres. Il cherchait des plans de fraisiers, et nous des aiguilles à tricoter. Je lui avais donné un tuyau pour en acheter et il nous ait prêté des aiguilles à tricoter - grandes en bois, joliment assorties qui servaient de décoration dans son salon On les lui a rendues depuis, une fois qu’on a pu en acheter.

Mister Weed en connait un bout sur les habitants de son quartier. C’est certainement une compétence liée à son métier. Ne serait-ce qu’en disant bonjour, je suis du bon côté, du côté celles et ceux qui sont polis, ou alors des « gens comme vous » aussi peut être.

Je ne sais plus de quoi il nous parle encore un moment, J’insiste avec mes courgettes, je veux m’en débarrasser et je suis à court de relances. 

Le plus dur reste à venir, germination, plantation récolte. Il y a trois graines, délicatement emballées et des instructions précises pour les planter. Avec mes mains vertes, je ne vais pas m’y risquer, quelqu’un de plus jardinier que moi s’y mettra. 

Nous avons fini par rentrer chez nous, lui repartait en promenade avec Dounia, sa journée venait de commencer, nous notre lit nous attendait. En tout discrétion, il nous a crié depuis l’autre côté de la rue « surtout vous ne dites rien hein ? ».

Rassurez-vous on ne dira rien .

J’ai eu cinquante ans, ce jour-là, et des graines. Il ne le sait pas, mais c’est un très beau cadeau d’anniversaire.

vendredi 27 janvier 2023

Une histoire de contacts

Johnny Clegg et le souvenir des épaules de l'autre

Il n’est pas nécessaire de bien me connaitre pour savoir que je n’aime pas trop les bises, les mains sur les épaules, les embrassades en général, bref toutes démonstrations tactiles, autres que ceux de mon cercle très proches c’est à dire mon iFamille. Longtemps, j’ai reculé quand on s’approchait pour me dire bonjour, je me suis raidie dès qu’on me touchait. Je ne dis pas que cela ne m’arrive plus, je dis jusque que cela m’arrive moins souvent. Je tends la main quand les gens s’approchent, même les femmes, ce qui surprend toujours un peu ceux que je rencontre pour la première fois. 

Et le Covid est passé par là (j’adore !), je passe maintenant pour une hygiéniste, comme beaucoup, ce qui masque mon appréhension d’être approchée de trop près. 

C’est un réflexe, que j’ai beau savoir inadapté dans beaucoup de cas voire antisocial, je crois qu’avec les années je l’aime trop pour l’abandonner là, pour y renoncer.  C’est qui j’ai été, qui je suis encore parfois, et qui j’aime être. Autre chose serait me trahir en partie.

Il y a quelques un de mes proches ami·es qui n’hésitent pas ou peu, voire jamais et qui font comme si j’étais normale, et qui me prennent dans leur bras à la première occasion. Ça me coupe toujours le souffle et dès que ça dure un peu, c’est désagréable. 

Je pourrais faire une chronologie précise de ces moments tellement ils sont rares, et me restent étrangers. 

De cet ami que j’ai retrouvé après des années et qui m’a tenue dans ces bras sur une route de montagne, de nuit quand nous nous sommes croisés en voiture, un temps, qui m’a semblé toute la durée de la nuit. 

De celui qui me tenait la main en regardant le ciel étoilé l’été. De mon iMari – quand on ne savait même pas qu’il le serait un jour ni i ni Mari)  qui m’a installée sur ses genoux lors d’une fête.

Cet autre, qui assis à côté de moi m’a demandé « est -e que je peux m’approcher ? ».

De ces gens qui osent ou ont osé être si familiers si proches de moi. Comme un privilège que j’accorde. Malgré moi.

Et l’autre jour, au détour d’une réflexion sur le sujet, m’est revenu un souvenir, qui a toute sa place dans la chronologie et qui pourtant avait glissé du tableau.

Quand j’étais au lycée dans les Hautes Alpes, j’écoutais Johnny Clegg. J’avais son 33 tours (que j’ai toujours), nous étions plusieurs à mettre de pièces dans le jukebox du Bar le Lyon pour entendre Scatterlings of Africa ou Asimbonanga. Quand Johnny Clegg a fait sa tournée mondiale et qu’il est passé à Grenoble - c’était la salle de concert la plus proche à l’époque – j’ai fait le siège de mes parents qui m’y ont emmenée à la condition d'y emmener mon frère. J’aurai dit oui à presque n’importe quoi pour ce concert.

J’y ai retrouvé deux copains du lycée, et le frère de l’un deux. Les frères étaient la condition parentale pour ce concert apparemment.  C’était deux bons copains, on passait beaucoup de temps ensemble, on skiait aussi le week-end. Et donc, comme c’était des potes, on ne s’embrassait pas pour se dire bonjour par exemple. J’étais en classe avec l’un, je faisais les maths et la physique, lui me prêtait des livres, car il avait les moyens d’en acheter plein. Il était grand, bien taillé, comme un rugbyman,  ce qu'il était le week-end.  Je n’étais pas très haute, peut-être un peu moins qu’aujourd’hui. Dans la fosse, en concert je ne voyais pas grand-chose. A la première chanson, il s’est penché vers moi « tu le vois ? ».  Bof, j’ai du répondre. Et avant que j’ai réagi, il m’avait mise sur ses épaules. Il m’avait attrapée, portée, installée comme un enfant, sur ses épaules. Il me tenait les jambes pour que je sois équilibrée. 

Et j’ai passé le concert là haut. Tout le concert. 

Comment j’ai pu me laisser porter comme ça pendant si longtemps ? Assise sur ses épaules, avec ses mains sur mes genoux ? C’est un mystère. Je me rappelle très bien de Johnny Clegg, de son visage, de son energie, de ses danses. Je ne me rappelle pas du contact des épaules de mon ami. Je me rappelle de ses mains, sur mes chevilles, mes mollets ou mes genoux. Elles étaient belles. Je me rappelle de sa sueur sur le visage quand je me suis penchée : « descends moi, c’est bon, j’ai vu ». 

Et il me répondait "non", en donnant un coup de buste qui me replaçait droite. 

Comment j’ai pu tolérer ça, je me le demande encore. 
Johnny Clegg est la réponse, certainement. 
Je devais être en confiance avec ce gars. 
Si je devais le croiser aujourd’hui, je lui dois des remerciements, pour l’expérience. 
De la possibilité qu’il m’a donnée à 16 ans de tester la proximité et d’en sortir indemne.

J’ai désormais associé Johnny Clegg avec les épaules et les mains de ce gars. C’est la moindre reconnaissance que je peux lui faire.